Civ. 1re, 31 oct. 2012, FS-P+B+I, n° 11-17.476

La filature organisée par l’assureur pour s’assurer de la réalité du préjudice est une atteinte à la vie privée de l’assuré ; mais, organisée sur la voie publique ou dans des lieux ouverts au public, sans provocation aucune à s’y rendre et relative aux seules mobilité et autonomie de l’intéressé, elle n’est pas disproportionnée au regard de la nécessaire et légitime préservation des droits de l’assureur et des intérêts de la collectivité des assureurs.

Le recours par l’assureur à un détective privé, assisté d’un huissier, pour tenter de démontrer qu’un rapport d’expertise est erroné et qu’en conséquence, le préjudice, et les moyens de sa réparation, sont contestables, n’est pas nécessairement illicite. En d’autres termes, selon cette décision du 31 octobre 2012, rendue par la première chambre civile, l’assureur peut faire suivre la victime. La mesure n’est pas systématiquement contestable au regard de la loyauté de la preuve (V. V. Perrocheau, Les fluctuations du principe de loyauté dans la recherche des preuves, LPA 2002, no 99, p. 6). On connaissait la position de la Cour de cassation dans le domaine des relations de travail et dans celui des relations conjugales. Mais c’est, semble-t-il, la première fois que la matière des assurances est aussi directement sollicitée, du moins en France, étant donné qu’au Québec, par exemple, la question s’est déjà posée à plusieurs reprises (V., par ex., Cour supérieure du Canada, province du Québec, 3 juin 2008, Tremblay c. Compagnie d’assurances Standard Life).

En l’espèce, la victime d’un accident de la circulation, déjà indemnisée une première fois, prétendait que son état s’était aggravé. Elle obtint la nomination d’un expert, lequel a conclu à la nécessité impérative de l’assistance quasi constante d’une tierce personne. Afin de faire échec à l’action en référé-provision qu’avait intenté la victime, l’assureur avait organisé une filature, à l’aide d’un détective et d’un huissier. La victime avait été suivie et filmée et le résultat la montrait dans des situations contredisant formellement le rapport de l’expert : elle conduisait seule un véhicule, assistait à des jeux de boules, s’attablait à un café pour lire le journal tout en discutant avec les consommateurs présents et accompagnait seule des enfants à l’école, sans aucune assistance. La cour d’appel avait validé ce procédé d’investigation étant donné qu’elle avait reconnu qu’il y avait là l’existence d’une contestation sérieuse faisant obstacle à la demande.

La décision est approuvée par la Cour de cassation. La cour d’appel a relevé que les atteintes portées à la vie privée de la victime, sur la voie publique ou dans des lieux ouverts au public, sans provocation aucune à s’y rendre et relatives aux seules mobilité et autonomie de l’intéressé n’étaient pas disproportionnées au regard de la nécessaire et légitime préservation des droits de l’assureur. Il y avait bien une atteinte à la vie privée, mais celle-ci n’était pas disproportionnée, tant en raison des circonstances qu’en raison du but poursuivi.

En l’espèce, le procédé caractérisait une atteinte à la vie privée. Mais ces dernières peuvent être licites si elles sont proportionnées (V., par ex., Civ. 1re, 16 oct. 2008, no 07-15.778, Bull. civ. I, no 230). C’est sur cette construction, bien connue du droit européen, que la Cour de cassation s’est fondée pour approuver la décision de la cour d’appel. Le droit du travail avait déjà fourni quelques exemples, mais plutôt en sens contraire. La jurisprudence estime rarement que les procédés de filature puissent être proportionnés. Ainsi, dans un arrêt du 26 novembre 2002, la chambre sociale rappelait qu’il résulte des articles 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, 9 du code civil, 9 du code de procédure civile et L. 120-2 du code du travail qu’« une filature organisée par l’employeur pour contrôler et surveiller l’activité d’un salarié constitue un moyen de preuve illicite dès lors qu’elle implique nécessairement une atteinte à la vie privée de ce dernier, insusceptible d’être justifiée, eu égard à son caractère disproportionné, par les intérêts légitimes de l’employeur » (Soc. 26 nov. 2002, no 00-42.401, Bull. civ. V, no 352). Les relations conjugales sont également un terrain d’application, peut-être plus ouvert, à la reconnaissance de la proportionnalité de l’atteinte à la vie privée.

Dans le domaine des assurances, la porte paraît encore plus ouverte. L’atteinte à la vie privée que constitue la filature est ici justifiée par la Cour de cassation. Il semble que les conditions de réalisation de cette dernière aient été importantes dans cette décision : la victime n’avait été suivie que sur la voie publique ou dans des lieux ouverts au public et sans provocation aucune à s’y rendre. Enfin, la filature n’était relative qu’aux seules mobilité et autonomie du requérant. Mais cela ne saurait suffire. Encore faut-il comparer au but, étant donné que c’est de cette confrontation que résultera la validation de l’atteinte. En l’espèce, il s’agissait de préserver les droits de l’assureur et les intérêts de la collectivité des assurés.

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