CEDH, 2e sect., 18 déc. 2012, Ahmet Yildirim c. Turquie, n° 3111/10

Est contraire à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) la mesure visant uniquement à bloquer l’accès à un site litigieux et consistant en un blocage général de tous les sites partageant le même nom de domaine. En outre, le contrôle juridictionnel du blocage de l’accès à ces sites ne réunit pas les conditions suffisantes pour éviter les abus s’il n’est prévu aucune garantie pour empêcher qu’une mesure de blocage visant un site précis ne soit utilisée comme moyen de blocage général.

Offenser ou maudire la mémoire du fondateur de la République de Turquie y est pénalement sanctionné depuis une loi de 1951. Avec l’avènement des sites internet communautaires, les juges correctionnels ont plusieurs fois fait application de ce texte ces dernières années, pour sanctionner la mise en ligne de contenus outrageants sur Blogger, MySpace ou YouTube (H. Travis, YouTube from Afghanistan to Zimbabwe: Tyrannize Locally, Censor Globally, in S. Pager & A. Candeub (dir.), Bits without Borders: Law, Communications and Transnational Culture Flow in the Digital Age, Edward Elgar, 2012). En 2009, un tribunal ordonna le blocage de Google Sites, outil de création et de mise en ligne de sites qui tous partagent la même adresse d’accès « sites.google.com ». C’est après avoir constaté que l’un de ces sites, dont il était impossible d’identifier l’éditeur, était contraire à la loi de 1951 que le tribunal estima qu’une mesure de blocage était nécessaire et que, pour être efficace, elle ne devait pas viser les seuls contenus illégaux mais le domaine « sites.google.com » en son entier. Ce qui revient à prendre une massue pour écraser un microbe.

La mesure a donc affecté tous les utilisateurs de Google Sites, parmi lesquels un chercheur qui s’en servait à la fois à des fins académiques et pour exprimer ses points de vue. Après avoir saisi par deux fois les tribunaux turcs – la seconde après que la procédure engagée contre l’éditeur du site illicite s’était soldée par un non-lieu –, il se tourna vers la Cour européenne des droits de l’homme afin de se plaindre « de l’impossibilité d’accéder à son site internet résultant d’une mesure ordonnée dans le cadre d’une affaire pénale qui n’avait aucun rapport avec son site ». La juridiction condamne le 18 décembre 2012 la Turquie pour atteinte au droit du requérant à la liberté de recevoir et de communiquer des informations et des idées, garanti par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Logique, la décision n’est pas nouvelle. Dès 1997, la Cour suprême des États-Unis s’était fondée sur le Premier Amendement à la Constitution pour censurer des dispositions destinées à empêcher la circulation de contenus sensibles en vue de protéger les mineurs (n° 96-511, Reno v. American Civil Liberties Union, 26 juin 1997). La question de l’articulation entre liberté d’expression et régulation des activités en ligne est arrivée plus tard en Europe. Elle a, par exemple, amené le Conseil constitutionnel à dire, au visa de l’article 11 de la Déclaration des droits de 1789, que toute restriction au libre accès aux services de communication au public en ligne ne peut être ordonnée que par un juge ou la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) à rejeter une mesure de filtrage qui aurait été imposée à un fournisseur d’accès à internet

L’arrêt vient grossir le nombre des décisions garantissant l’accès à internet au nom de la protection des droits fondamentaux (V. aussi, par ex. au Costa Rica, Corte suprema de justicia, Res. nº 2010012790, 30 juill. 2010). Toutefois, il ne faudrait pas le lire comme se limitant à cela : sa portée est plus large et ses conséquences pratiques touchent aussi au commerce électronique.

Sanctionnant la propagation à un ensemble de contenus d’un blocage censé n’affecter qu’un seul site litigieux, et stigmatisant l’insuffisance du contrôle de cette mesure par un juge, la CEDH ne fait pas que condamner une décision qui a pour effet de rendre inaccessibles des informations et ainsi affecte substantiellement les droits des internautes (§ 66). Si la décision vient rappeler la nécessaire protection des utilisateurs d’internet, elle est rendue à la demande d’un requérant qui se servait d’un site pour exprimer des opinions. Or le site en question présente la particularité d’être « un module […] permettant de faciliter la création et le partage d’un site web » (§ 49) – autrement dit, il s’agit d’un site qui s’administre et se nourrit sous condition pour son éditeur de pouvoir y accéder. Ce dont s’est plaint devant la Cour le requérant n’est pas seulement que que son site n’était plus accessible des tiers mais qu’il ne pouvait plus même s’en servir ! En effet, le requérant avait entreposé des documents en ligne qu’il ne lui était plus possible de récupérer (§ 11 : « le requérant se trouva dans l’impossibilité d’accéder à son propre site web »). Il importe de souligner que la décision protège aussi le droit d’accès à des ressources personnelles se trouvant en ligne, alors que se développe le cloud computing qui consiste dans le stockage à distance de données en vue de leur consultation et/ou reproduction (V. CSPLA, avis consultatif « Informatique dans les nuages », 23 oct. 2012).

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