TGI Lyon, 4 sept. 2012, RG n° 11/05300

Le tribunal de grande instance de Lyon a interdit à un employeur, le 4 septembre 2012, de mettre en œuvre, au sein de l’entreprise, en l’occurrence une Caisse d’Épargne, une organisation du travail fondée sur le « benchmark ».

Fin 2007, la Caisse d’Épargne Rhône-Alpes Sud a mis en place, un système calqué sur le modèle du « benchmark » – technique d’étalonnage destinée à mesurer les compétences ou les performances d’une organisation par rapport à une autre – afin d’assurer la gestion des performances de son personnel. Ce système mis en place par la banque reposait sur une évaluation permanente et interne : chaque agence de la région, et, donc, chaque agent, voyait ses performances analysées non au regard des banques concurrentes mais à l’aune des performances des autres agences. Le dispositif consistait donc à la mise en concurrence des salariés et des agences entre eux.

Selon le syndicat à l’origine de l’action judiciaire, lebenchmark en cause est particulièrement contraignant puisque les résultats sont comparés à chaque instant. De surcroît, et bien que la part variable de la rémunération de chaque salarié dépendait directement des résultats du benchmark, les magistrats lyonnais relèvent « qu’aucun objectif n’est imposé officiellement, ni aux agences, ni aux salariés, que le seul objectif qui existe est de faire mieux que les autres, qu’ainsi, nul ne sait à l’issue d’une journée donnée, s’il a ou non correctement travaillé, puisque la qualité de son travail dépend avant tout des résultats des autres ».

Le benchmark, une pratique légale mais détournée

En l’espèce, ce qui était reproché à la direction régionale de la banque, ce n’était pas tant la mise en place de contrôle de l’activité des salariés, qui entre pleinement dans le champ discrétionnaire du pouvoir de direction et de contrôle de l’employeur, mais bien la dangerosité du mécanisme et, surtout, l’absence de réaction de la direction alors que celle-ci avait été alertée à de multiples reprises. Qu’on en juge (V. TGI Lyon p. 4 et 5) : un cabinet chargé d’une expertise, en accord avec la Caisse d’Épargne, l’a alertée, dès 2008, sur les risques psychosociaux d’un tel système ; les médecins du travail tant dans leurs rapports pour l’année 2008, 2009 ou 2010 ont stigmatisé le benchmark comme un facteur de risques psychosociaux ; le constat de l’inspection du travail est le même, comme celui des assistantes sociales, et toutes ces instances notent une atteinte à la dignité des personnes par leur dévalorisation permanente utilisée pour créer une compétition ininterrompue entre les salariés, un sentiment d’instabilité du fait qu’il n’y a aucune possibilité de se situer dans l’atteinte d’objectifs annuels puisque le résultat de chacun est conditionné par celui des autres, une culpabilisation permanente du fait de la responsabilité de chacun dans le résultat collectif, un sentiment de honte d’avoir privilégié la vente au détriment du conseil du client, une incitation pernicieuse à passer outre la réglementation pour faire du chiffre, une multiplication des troubles physiques et mentaux constatés chez les salariés, troubles anxio-dépressifs, accidents cardio-vasculaires, troubles musculo-squelettiques. Fermez le ban.

Voilà bien ce qui était reproché à l’employeur : son absence de réaction malgré la litanie, ad nauseam, des mises en garde des différents organes consultatifs. Pourtant, aux termes de l’article L. 4121-1 du code du travail, très justement visé par les magistrats lyonnais, l’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs et ces mesures comprennent des actions de prévention des risques professionnels et de la pénibilité au travail. Le jugement insiste d’ailleurs sur la nécessité, pour l’employeur, de prévenir le risque, et non d’intervenir a posteriori. Dès la connaissance de ces rapports alarmants, l’employeur aurait donc dû réagir et mettre fin, en l’état à tout le moins, aux pratiques de benchmark. Et cela d’autant, on le sait pertinemment, et le tribunal de grande instance le relève d’ailleurs, que l’obligation de sécurité en la matière est une obligation de résultat.

Risque potentiel et prévention obligatoire

La jurisprudence, sur ce point, est particulièrement bien établie depuis l’arrêt fondateur Snecma de 2008 (Soc. 5 mars 2008, n° 06-45.888) et fourmille d’illustrations récentes (V. not. Soc. 6 oct. 2010, n° 09-65.103 ; encore, Soc. 19 oct. 2011, n° 09-68.272). L’arrêt Snecma précité avait, pour la première fois, apporté une véritable limitation au pouvoir de direction de l’employeur en jugeant qu’il était interdit à ce dernier « dans l’exercice de son pouvoir de direction, de prendre des mesures qui auraient pour objet ou pour effet de compromettre la santé et la sécurité des salariés ». En l’espèce, et alors que la nocivité du benchmark déployé par la Caisse d’Épargne avait été clairement signalée, l’argument de la société selon lequel « en l’absence de violation grave et flagrante d’une règle de droit particulière, le juge n’a pas le pouvoir de s’immiscer dans le pouvoir de direction de l’employeur » n’avait donc aucune chance de prospérer.

Si l’on soulignera l’excellente rédaction, très pédagogique, du jugement du 4 septembre, on regrettera, toutefois, que les magistrats aient omis de citer explicitement l’article L. 4121-2 du code du travail, corollaire de l’article L. 4121-1, aux termes duquel l’employeur doit « éviter les risques ; évaluer les risques qui ne peuvent pas être évités ; combattre les risques à la source ». Il eût, peut-être, été de bon aloi de rappeler ces obligations aux dirigeants mis en cause, alors que ceux-ci se prévalaient de la mise en place « d’un observatoire des risques psychosociaux, d’un numéro vert, d’un plan d’action qualité du travail », mesures cependant jugées bien insuffisantes par les magistrats. S’il est bien un enseignement à tirer de ce jugement, c’est, justement, la nécessité, pour l’employeur, de lutter en amont contre les risques psychosociaux, non en aval, de prévenir, plutôt que de guérir, de favoriser l’a priori plutôt que l’a posteriori. D’ailleurs, ce ne sont pas les conséquences en tant que telle du benchmark qui sont ici sanctionnées, mais bien la potentielle dangerosité du mécanisme dans son ensemble. La société défenderesse a fait part de son intention de faire appel.

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