Cass., ass. plén., 25 juin 2014, F-P+B+R+I, n° 13-28.369

L’assemblée plénière, dans cette décision du 25 juin 2014, apporte une réponse claire à une question qui a largement dépassé la sphère juridique pour devenir un débat politique et sociétal sur la place de la religion dans notre société et, plus particulièrement, dans le monde du travail. L’affaire oppose une salariée à son employeur, la crèche associative Baby-Loup. Après un congé maternité, suivi d’un congé parental, une salariée revient à son travail vêtue d’un foulard islamique. Cette tenue entrant en contradiction avec une clause du règlement intérieur, l’employeur décide de mettre à pied la salariée, qui refuse de s’y conformer, et de la licencier pour faute grave.

La juridiction prud’homale, saisie par la salariée s’estimant victime de discrimination, jugea que le licenciement était justifié en raison de l’applicabilité du principe de laïcité aux crèches de droit privé qui participent à une mission de service public. La cour d’appel de Versailles, bien que s’écartant de la motivation des conseillers prud’hommes, a validé le licenciement en estimant que les restrictions apportées par le règlement intérieur aux droits et libertés des salariés étaient justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. La chambre sociale, dans un arrêt du 19 mars 2013, relègue clairement l’applicabilité du principe de laïcité aux agents des établissements publics ou privés assumant une mission de service public et considère que la clause du règlement intérieur, « instaurant une restriction générale et imprécise, ne répondait pas aux exigences de l’article L. 1321-3 du code du travail et que le licenciement, prononcé pour un motif discriminatoire, était nul ».

L’affaire fut donc renvoyée devant la cour d’appel de Paris, laquelle, dans un arrêt du 27 novembre 2013, prononça une solution divergente qui propulsa cette affaire devant l’assemblée plénière. La cour d’appel de renvoi jugea, en effet, le licenciement de la salariée justifié, d’une part, en estimant que l’association revêtait le caractère d’une entreprise de « conviction » et pouvait à ce titre restreindre les droits et libertés individuelles de ses salariés entrant en contradiction avec sa propre philosophie et, d’autre part, parce que le règlement édictait une restriction justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché.

L’assemblée plénière décide de donner raison à la cour d’appel de renvoi pour ce qui concerne l’appréciation de la clause du règlement intérieur, désavouant ainsi partiellement la chambre sociale : le licenciement de la salariée ayant refusé de retirer son voile islamique, conformément à l’obligation de neutralité prévue par le règlement intérieur de la crèche, est justifié.

Tout d’abord, la Cour rappelle qu’« il résulte de la combinaison des articles L. 1121-1 et L. 1321-3 du code du travail que les restrictions à la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché ».

En l’espèce, le règlement de l’association, tel qu’amendé en 2003, disposait que « le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées, tant dans les locaux de la crèche ou ses annexes qu’en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche ».

L’assemblée plénière estime que la cour d’appel de renvoi « a pu en déduire, appréciant de manière concrète les conditions de fonctionnement d’une association de dimension réduite, employant seulement dix-huit salariés, qui étaient ou pouvaient être en relation directe avec les enfants et leurs parents, que la restriction à la liberté de manifester sa religion édictée par le règlement intérieur ne présentait pas un caractère général mais était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies par les salariés de l’association et proportionnée au but recherché ».

C’est donc par un contrôle restreint que l’assemblée plénière décide de valider l’appréciation du règlement intérieur effectuée par la cour d’appel de Paris. Elle valide, par cette occasion, une méthode contraire à celle utilisée par la chambre sociale dans son arrêt de 2013 qui avait choisi une interprétation in abstracto de la clause du règlement intérieur. L’appréciation de la généralité et de la précision de la clause du règlement intérieur devra donc, à l’avenir, se faire in concreto, c’est-à-dire au regard de la taille de l’entreprise, de la similitude des tâches effectuées par l’ensemble des salariés, voire compte tenu de l’objet même de l’activité. Cette approche est intéressante car elle permettra à l’avenir de tenir compte du contexte dans lequel le règlement intérieur est rédigé et permettra surtout de rechercher l’intention de l’employeur lors de sa rédaction. Il deviendra alors plus délicat de lui reprocher d’être trop « général » lorsque, de facto, la règle édictée par le règlement visera une situation dans laquelle tous les salariés peuvent potentiellement se retrouver à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions. En l’espèce, si tous les salariés n’étaient pas assistants maternels, tous pouvaient être en contact avec les enfants et leurs parents, notamment en raison de la taille de l’entreprise. Sans grande surprise, la nature de l’activité est également en mesure de jouer un rôle important dans la justification d’une restriction aux libertés individuelles. On peut remarquer à ce titre que la Cour vise les salariés se trouvant en contact avec « les enfants » et « leurs parents », ce qui laisse supposer que l’idée - développée par le procureur général François Falletti à l’occasion de l’arrêt de renvoi et reprise par le procureur général J.-C. Marin à l’occasion de cet arrêt d’assemblée plénière - selon laquelle il faut respecter la liberté de pensée, de conscience et de religion « à construire pour chaque enfant » (art. 14 Convention de New-York relatif aux droits de l’enfant du 20 nov. 1989) et éviter toute ingérence dans les choix éducatifs des parents a fait son chemin.

Cette solution tout en nuances n’aura pas pour effet de bouleverser les pratiques de la chambre sociale, mais seulement d’assouplir une méthode d’appréciation des dispositions du règlement intérieur jusqu’ici peut-être un peu « déconnecté » de la réalité de l’entreprise dans laquelle il s’applique. Les défenseurs des « chartes de la laïcité » en entreprise devront donc y réfléchir à deux fois avant d’instaurer une interdiction des signes religieux car l’assemblée plénière est aujourd’hui loin d’avoir reconnue la toute puissance du pouvoir patronal dans la gestion du fait religieux.

La Cour devait également statuer sur la reconnaissance du statut d’entreprise de conviction pour cette crèche associative. Sur ce point, elle rejette cette qualification dans la mesure où l’association « avait pour objet non de promouvoir et de défendre des convictions religieuses, politiques ou philosophique mais, aux termes de ses statuts, “de développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé et d’œuvrer pour l’insertion sociale et professionnelle des femmes […] sans distinction d’opinion politique et confessionnelle” ».

La Cour considère donc que la crèche avait un objet « social » et non la promotion ou la défense de convictions. La neutralité imposée aux agents ne relevait donc pas de la promotion de la philosophie laïque mais était un moyen pour parvenir à un objectif d’insertion sociale et professionnelle sans distinction d’opinion politique et confessionnelle. L’assemblée plénière valide ainsi la conception doctrinale française selon laquelle l’entreprise de tendance ou de conviction est celle dont l’objet essentiel de l’activité est la défense ou la promotion d’une doctrine ou d’une éthique. Une position doctrinale qui diverge des dispositions de l’article 4, § 2, de la directive du 27 novembre 2000 (n° 2000/78/CE du Conseil, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail), qui n’exigent pas que le but « des activités professionnelles des églises et autres organisations publiques ou privées dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions » soit la défense ou la promotion d’une religion ou de convictions particulières.

Le rejet de la qualification d’entreprise de conviction ne porte pas à conséquences dans la mesure où, selon la Cour, bien qu’« erronés », les motifs de la cour d’appel étaient « surabondants ».

Au terme de son argumentation, l’assemblée plénière en déduit que le licenciement pour faute grave de la salariée est justifié « par son refus d’accéder aux demandes licites de son employeur de s’abstenir de porter son voile et par les insubordinations répétées et caractérisées décrites dans la lettre de licenciement et rendant impossible la poursuite du contrat de travail ». La solution laisse donc en suspend la question de la gravité de la sanction disciplinaire pouvant être retenue pour le seul refus de se conformer au règlement intérieur apportant une restriction à une liberté individuelle puisqu’en l’espèce, c’est la combinaison de deux éléments fautifs qui semble avoir permis de légitimer le licenciement pour faute grave. Cependant, on peut néanmoins imaginer que si le règlement intérieur posant une telle interdiction est licite, le manquement du salarié pourrait être difficilement conciliable avec son maintien dans l’entreprise.

Cette décision d’assemblée plénière fait pour l’instant figure d’épilogue en ce qui concerne la procédure devant les tribunaux français, mais pourrait n’être qu’une fin de première période avant la saisine des juridictions européennes…

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