Cons. const., 18 mars 2015, n° 2014-453/454 QPC et n° 2015-462 QPC

Est-il possible de cumuler les sanctions pénales et administratives susceptibles d’être infligées respectivement par le juge répressif et par la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers (AMF), en cas d’abus de marché ? Force est de constater que notre jurisprudence était jusqu’ici favorable à ce cumul. D’une part, la Cour de cassation a eu l’occasion de le dire expressément à plusieurs reprises, notamment dans un arrêt remarqué du 22 janvier 2014 fondé sur l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne D’autre part, le Conseil constitutionnel a lui-même admis cette solution par une décision du 28 juillet 1989, à condition que le montant global des sanctions ainsi prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues.

Or, cette dernière solution n’était pas partagée par la Cour européenne des droits de l’homme, ainsi qu’elle l’a rappelé, récemment, par la décision Grande Stevens et autres c/ Italie du 4 mars 2014. Il était donc attendu que le Conseil constitutionnel ait l’occasion de se prononcer en matière financière à la suite de cette décision du 4 mars 2014. Or, il a été saisi par la Cour de cassation de trois questions prioritaires de constitutionnalité portant sur la conformité à la Constitution de certaines dispositions de l’article 6 du code de procédure pénale et des articles L. 465-1, L. 466-1, L. 621-15, L. 621-15-1, L. 621-16, L. 621-16-1 et L. 621-20-1 du code monétaire et financier. La décision rapportée du 18 mars 2015 y répond de la manière suivante : si les dispositions contestées des articles 6 du code de procédure pénale et L. 621-20-1 du code monétaire et financier sont jugées conformes à la Constitution, il en va différemment de l’article L. 465-1 de ce dernier code, relatif au délit d’initié réprimé par le juge pénal, et de l’article L. 621-15, relatif au manquement d’initié réprimé par l’AMF.

Selon les requérants, en permettant que des poursuites pénales visant les mêmes faits que ceux poursuivis devant la commission des sanctions de l’AMF puissent être engagées et prospérer, ces dispositions porteraient atteintes, en méconnaissance du principe non bis in idem, aux principes de nécessité des délits et des peines et de proportionnalité des peines et au droit au maintien des situations légales acquises.

À cette occasion, le Conseil constitutionnel rappelle d’abord sa jurisprudence aux termes de laquelle le principe de nécessité des délits et des peines « ne fait pas obstacle à ce que les mêmes faits commis par une même personne puissent faire l’objet de poursuites différentes aux fins de sanctions de nature administrative ou pénale en application de corps de règles distincts devant leur propre ordre de juridiction ».

Qu’en est-il alors des articles L. 465-1 et L. 621-15 précités ? Les Sages ont répondu à cette interrogation à la suite d’un quadruple examen. En effet, pour qu’il n’y ait pas d’atteinte au principe de nécessité précité, il aurait fallu que les dispositions contestées ne tendent pas à réprimer des mêmes faits qualifiés de manière identique, que ces deux répressions ne protègent pas les mêmes intérêts sociaux, que ces deux répressions aboutissent au prononcé de sanctions de nature différente ou enfin que les poursuites et les sanctions prononcées ne relèvent pas du même ordre de juridiction. Qu’en est-il concrètement ?

Tout d’abord, le Conseil constitutionnel relève que les articles précités tendent à réprimer les mêmes faits et en conclut qu’ils définissent et qualifient de la même manière le manquement d’initié et le délit d’initié. Ensuite, il observe que la répression du manquement d’initié et celle du délit d’initié poursuivent une seule et même finalité de protection du bon fonctionnement et de l’intégrité des marchés financiers ; les deux répressions protègent donc les mêmes intérêts sociaux. En outre, les Sages notent que, si seul le juge pénal peut condamner l’auteur d’un délit d’initié à une peine d’emprisonnement lorsqu’il s’agit d’une personne physique et à une dissolution lorsqu’il s’agit d’une personne morale, les sanctions pécuniaires prononcées par la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers peuvent être aussi d’une très grande sévérité et atteindre jusqu’à plus de six fois celles encourues devant la juridiction pénale en cas de délit d’initié. Il en résulte alors que les faits réprimés par les articles L. 465-1 et L. 621-15 doivent être regardés comme susceptibles de faire l’objet de sanctions qui ne sont pas de nature différente. Enfin, le Conseil constitutionnel constate que, dès lors que l’auteur d’un manquement d’initié n’est pas une personne ou entité mentionnée au paragraphe II de l’article L. 621-9 du code monétaire et financier, la sanction qu’il encourt et celle qu’encourt l’auteur d’un délit d’initié relèvent toutes deux des juridictions de l’ordre judiciaire.

Le Conseil constitutionnel déduit de ces observations que les sanctions du délit d’initié et du manquement d’initié ne peuvent être regardées comme de nature différente en application de corps de règles distincts devant leur propre ordre de juridiction. Dès lors, les articles L. 465-1 et L. 621-15 méconnaissent (en ce qu’ils peuvent être appliqués à une personne ou entité autre que celles mentionnées au paragraphe II de l’art. L. 621-9) le principe de nécessité des délits et des peines. Le Conseil déclare donc ces dispositions, ainsi que celles des articles L. 466-1, L. 621-15-1, L. 621-16 et L. 621-16-1 qui sont vues comme leur étant inséparables, contraires à la Constitution. Il reporte néanmoins au 1er septembre 2016 la date d’abrogation de ces dispositions, en précisant que des poursuites ne pourront être engagées ou continuées sur le fondement de l’article L. 621-15 du code monétaire et financier, à l’encontre d’une personne autre que celles mentionnées au paragraphe II de l’article L. 621-9 du même code, dès lors que des premières poursuites auront déjà été engagées pour les mêmes faits et à l’encontre de la même personne devant le juge judiciaire statuant en matière pénale sur le fondement de l’article L. 465-1 du même code, ou que celui-ci aura déjà définitivement statué sur des poursuites pour les mêmes faits et à l’encontre de la même personne. De même, et à l’inverse, des poursuites ne pourront être engagées ou continuées sur le fondement de l’article L. 465-1 du code monétaire et financier dès lors que des premières poursuites auront déjà été engagées, pour les mêmes faits et à l’encontre de la même personne, devant la commission des sanctions de l’AMF sur le fondement des dispositions contestées de l’article L. 621-15 du même code, ou que celle-ci aura déjà statué de manière définitive sur des poursuites pour les mêmes faits à l’encontre de la même personne.

Auteur : Editions Dalloz - Tous droits réservés.